Surfing the mind channel

Le Contexte

Comme certains d'entre vous le savent déjà, suite à ma crise myasthénique, mes poumons ont arrêté de fonctionner. Heureusement, j'étais déjà à l'hôpital. J'ai donc été intubé et placé dans un coma artificiel le dimanche 21/7 au soir. Dès le mercredi, le traitement "dur" était terminé, mais le personnel soignant ignorait exatement QUAND j'allais me réveiller. C'était imprévisible car cela varie de patient à patient. Finalement, je me suis réveillé le vendredi 26/7 dans l'après-midi. Je n'ai aucun souvenir provenant de cette période. Pas de tunnel de lumière, de désincorporation, d'expérience de mort imminente, etc, etc. Rien de tout cela. Le noir total.

Le Phénomène

Dès le vendredi soir, j'ai observé le phénomène suivant: normalement, quand on ferme les yeux, pour se reposer, par exemple, on ne voit plus rien. Or là, quand je fermais les yeux, je voyais... des images, fixes ou animées (comme des films), néanmoins sans le moindre son. Rouvrir les yeux me déconnectait de cette "chaîne mentale" (mind channel) et les refermer me permettait généralement -- plus rarement après plusieurs essais successifs -- de voir un autre "programme".

La sélection des films/images était totalement aléatoire. Je n'avais aucun contrôle objectif sur leur contenu, la taille des images, la vitesse de déroulement de celles-ci, etc. Je n'étais que pur spectateur.

Ce phénomène s'est estompé mardi matin et a pris fin pour de bon mardi soir. Je n'ai pas eu d'autres expériences similaires depuis.

Je note que j'ai passé plusieurs nuits à l'hôpital (plus une, la nuit de mon retour chez nous) durant lesquelles j'ai fait des cauchemars absurdes, compliqués, rocambolesques, éprouvants sur le plan physique même, mais j'ai pu à tout moment faire la différence entre ce qui n'étaient que des rêves, et le phénomène ci-dessus, durant lequel j'étais un spectateur conscient, même si passif, regardant l'équivalent d'une chaîne YouTube mentale -- dont je pouvais me déconnecter à tout moment.

Le seul aspect négatif était qu'il était difficile de me reposer si, quand je fermais les yeux, je voyais des films.

Les journées étant "occupées", la majorité de ces visions eurent lieu la nuit de 20 à 23 hrs pendant que la télévision de ma chambre était branchée sur FR2 -- les Jeux Olympiques.

Vendredi


Le tout début du phénomène fut une série d'images fixes, de vieilles photos de vieux acteurs, connus ou inconnus de moi (je crois en avoir reconnu une, avec Bela Lugosi, mais je n'en suis pas sûr), qui défilèrent trop vite pour pouvoir être identifiés correctement.

Ma première réaction fut la surprise. Rétrospectivement, je crois que j'aurais dû me sentir encore plus surpris que je ne l'ai été, mais j'étais sous l'effet de divers médicaments. Ce sentiment de surprise fut, assez naturellement, suivi d'une série d'expériences pratiques, ouvrant et fermant les yeux pour juger de la nature et de mon contrôle sur ce phénomène.

Première découverte: pour "changer de programme", je n'avais qu'à rouvrir les yeux, revenir à la réalité, puis les refermer pour voir autre chose.

Deuxième découverte... Je dois préfacer cela de la mention que, souffrant d'un glaucome, je suis aveugle de l'oeil gauche, et ma vision dans l'oeil droit est loin d'être parfaite... Or là, je re-vis en stéréoscopie (avec deux yeux) et avec une précision et une clarté idéales... Quand on a perdu sa vision en stéréoscopie, cela fait plaisir de la retrouver... 

Bref, s'ensuivit durant ces tests une deuxième séries de visions: des dessins ou sketchs n&b de "monstres" un peu dans le style de Bernie Wrightson...

Puis vint une séquence style banc-titre, de couvertures de comics américains, toutes en noir & blanc, pas toujours très pro (avec un look un peu amateur ou fanzineux) arrangées en rang de 6 x 8 sur de grands panneaux... C'était tous des super-héros, mais je ne reconnus aucun titre ou personnage. Je me revois regretter d'ailleurs le fait que tout cela défile trop vite pour que je puisse mémoriser des détails, car en découvrant cette galerie, je me suis dit qu'il y avait sans doute là des idées, des concepts, des personnages, que j'aurais pu "emprunter" et réutiliser... (Toute cette expérience avait un ressenti extrêmement pragmatique pour moi.)

Pendant ce temps, les JO bla-blataient dans le fond à la télé, mais je n'y prêtais guère attention, étant plus motivé par l'exploration de ma "chaîne privée".

Je note que jusqu'alors, je n'avais vu que des images en noir & blanc, sans son bien sûr.

Le prochain "programme" fut la première séquence animée - comme un extrait de film - que je vis, toujours en niveaux de gris: des plans panoramiques assez longs sur des vieux murs ou fortifications de château. Je me complus à admirer la précision de ma vision, mais cela demeurait globalement sans grand intérêt. Je décidai donc de passer à autre chose.

S'ensuivit un véritable mini-documentaire d'au moins une demi-heure -- le sujet étant intéressant, je suis resté dessus -- toujours silencieux, qui ressemblait à un montage de vieilles bandes d'actualités Pathé sur la Conférence de Yalta, mais allant jusqu'à l'insurrection de juin 1953 en RDA et la construction du Mur de Berlin.

Il va sans dire que je n'ai de Yalta que les connaissances de base de tout un chacun. Je n'ai lu aucun livre sur le sujet, ni vu aucun documentaire sur le sujet avant cette nuit-là. En aucun cas, je ne vois une connection avec n'importe quel élément ou souvenir de ma vie passée avant cette visite à l'hôpital. 

Ce "film" n'était pas un vrai documentaire; sans bande son, mes connaissances historiques étant limitées, je ne savais pas toujours exactement ce que je voyais, bien que le contexte était clair, vu la présence des trois chefs d'état, y compris une scène montrant les préparatifs de la fameuse photo. J'ignorais tout de l'insurrection de 1953, par exemple, mais les images de la construction du Mur se suffisaient à elles-mêmes. En tout cas, je n'ai vu que des scènes qui semblent extraites de bandes d'actualités; il n'y avait aucun commentateur, historien, etc., pour expliquer le déroulement des évènements entre deux scènes.

De retour chez nous, j'ai trouvé et visionné un véritable documentaire sur Yalta: Yalta: The Twilight of the Big Three. Les commentateurs sont là pour expliquer ce qui s'est passé. Le film s'arrête juste après Yalta, et ne va pas aussi loin que ce que j'ai vu cette nuit-là à l'hôpital. Mais en tout état de cause, je peux affirmer que les images, tant de Yalta, des villas respectives de Staline, Churchill et Roosevelt, et plus tard de l'insurrection de Berlin, sont bel et bien les mêmes images que j'ai vues -- on pourrait même dire, découvertes -- ce soir-là dans ma chambre d'hôpital, les yeux fermés.

Après ce "programme", fatigué, je me suis endormi.

Samedi

La nuit de samedi à dimanche fut la plus intense.

Une image récurrente fut celle d'un sol de gravier fin, couleur carmin, avec des touffes d'herbe verte, qui croissaient et disparaissaient comme sous l'effet d'une photographie accélérée. Le point de vue était celui d'un homme de ma taille regardant vers le sol. Je revis cette image plusieurs fois lors des nuits suivantes. parfois en niveaux de gris au lieu d'être en couleur. La clarté et précision de ma vision durant cette séquence m'ont particulièrement impressionné.

Suivit une séquence longue et complexe que, pour les besoins de cet article, je surnomme "toontown" d'après la ville des personnages de dessins animés du film Roger Rabbit. En résumé, je vis une séquence de dessin animé d'abord dans le style des années 30 mais progressant jusqu'au style de Yellow Submarine / Jimi Hendrix du début des années 70. Le décor était d'abord un cadre bucolique, évoluant jusqu'à devenir une "Main Street" à la Disneyland, mais dans un style pop art, avec en particulier de très belles voitures.

À noter: cette séquence était pleine de "toons", de personnages de dessins animés; il y en avait facilement jusqu'à 50 dans certaines scènes, mais je n'en reconnus aucun. Pas de Mickey, Bunny, Roger Rabbit, Popeye,, etc, etc. même des personnages plus obscurs comme Koko ou Félix. Je n'ai pas identifié un seul personnage de D.A. connu parmi cette foule.

La séquence s'est achevée sur une note sombre, qui m'a causé de l'inquiétude, la seule de cette période à avoir eu un impact émotionnel sur moi. J'ai vu la chose suivante: ce monde de cartoons a été envahi et attaqué par des créatures rouge écarlate ressemblant à des tumbleweeds composées d'épines pointues et acérées qui se multipliaient et détruisaient tout sur leur passage.

J'ai essayé de "décrocher" plusieurs fois en rouvrant les yeux, mais les refermer me ramenait à la même séquence, et ce n'est qu'après plusieurs efforts que j'ai réussi à passer à autre chose.

La vue de ces créatures rouges épineuses m'inquiétait, d'où mon désir de quitter la séquence, car j'ai eu la nette impression, ou du moins me suis-je demandé, si je pouvais, moi, les voir, pouvait-elles, elles, me voir également? Et ce n'était pas une chose que je voulais tester.

Après avoir réussi à "quitter" toontown, la séquence suivante fut un changement radical. Je vis un article de 20 à 30 pages de texte, dactylographié en police courrier, non justifié, ressemblant beaucoup dans sa forme aux articles publiés dans nos fanzines des année 60 ou 70. Le sujet: dans sa première partie, l'article traitait la carrière de l'écrivain Ayn Rand, et en particulier ses débuts à Hollywood. (Son premier roman, We the Living, ne fut publié qu'en 1936.)

Je lis tout ceci avec intérêt; sans être totalement ignorant de ladite période de la vie de Rand, j'eus quand même l'impression d'apprendre certaines choses que je ne savais pas, mais peut-être était-ce une illusion?

Puis l'article divergea et son auteur tenta de démontrer l'influence qu'aurait eu la philosophie "objectiviste" naissante de Rand sur le création du super-héros de BD, Captain Marvel. Voilà une notion entièrement nouvelle pour moi, qui n'avait jusqu'ici considéré ce personnage que comme une initation assez plate de Superman, et je fus tout de suite et naturellement passionné par le sujet. 

Je ne me souviens qu'imparfaitement de l'analyse de l'auteur de l'article, sinon qu'elle était complexe et détaillée, contrastant par exemple Superman héro scientifique pro-science et anti-magie avec Captain Marvel, héros magique et anti-science -- son plus grand ennemi n'est-il pas le Dr. Sivana, la science incarnée? Le choix des divinités tutélaires qui composent l'acronyme SHAZAM et ce que chacune représente symboliquement y était expliqué en détail.

Cet article était tellement intéressant qu'à mon réveil, à l'aube, je me dis que je devrais le sauvegarder quelque part, pour le relire avec plus d'attention plus tard, mais fus navré de découvrir que je n'avais aucun menu, aucun moyen de sauvegarder quoi que ce soit. Je voyais des images -- en l'occurrence, des pages ronéotypées, pas du texte pur.

Plus tard (donc le dimanche), à tête reposée, je me suis posé la question suivante: tout les fans de comics savent que Captain Marvel, originellement Captain Thunder, fut créé en 1939 à la commande de l'éditeur Fawcett qui désirait concurrencer Superman par le scénariste Bill Parker et le dessinateur C.C. Beck. Parker, en particulier, est responsable du concept de SHAZAM. Or Bill Parker ne figurait nulle part dans l'article en question. Seul Beck se voyait attributer la paternité du personnage. Pourquoi ? 

Si la possibilité d'une influence de la philosophie de Rand sur la création du personnage demeure une question fascinante, je ne m'explique pas pourquoi mon cerveau aurait occulté toutes traces de Bill Parker, homme au demeurant assez remarquable.

La prochaine "séquence" fut celle d'une série de "cartes imaginaires" de villes (toutes portuaires) ou d'îles, dessinées dans le style des vieille cartes américaines (voir exemple ci-dessus), mais évoluant en photographie accélérée, avec des pâtés de maisons remplacés par des parcs, etc. montrant les changements effectués au fil des ans. L'alphabet utilisé sur les cartes était romain, mais je ne pus pas déchiffrer grand chose. Aucune de ces villes ou de ces îles n'était identifiée, et pour ma part, je ne reconnus aucun lieu particulier.

Cette "séquence" se conclut par la vision d'une grande page d'index d'un livre quelconque, présentée dans l'ordre alphabétique en petits caractères avec entrées et sous-entrées comme le sont tous les index. La particularité de cette vision est que le dernier quart de la page vit l'alphabet romain être remplacé par des lettres "étrangères" à forme circulaire avec des spirales (un peu comme, bien que différente de, l'alphabet utilisé dans le Manuscrit Voynich). Cette "conversion" des lettres romaines en caractères étrangers remontait lentement vers le haut de la page, transformant petit à petit le texte entier, le rendant illisible, du moins à mes yeux.

Dimanche

Dans la nuit de dimanche à lundi, je revis les cartes imaginaires et, plusieurs fois, le sol de gravier couleur carmin.

La "séquence" principale de la nuit fut un épisode d'une médiocre série TV policière américaine, non identifiée mais dont je reconnus le style, qui n'avait ni queue, ni tête (surtout sans le son), et dont je ne retirai que deux choses: un, ça se passait à Los Angeles, car je crus reconnaître une section de Hollywood Blvd., et deux, il y avait là un groupe de policiers qui se surnommait le "Lynx". C'était pénible et fatigant, et je ne suis pas parvenu à "décrocher" de ça.

Mon bon oeil (le droit) devint irrité, et -- cela semble logique -- il devint irrité aussi dans le "mind channel". J'étais en train de le frotter un peu lorsque je vis alors apparaître un texte court et assez simple -- 7 ou 8 lignes maximum, en anglais, de conseils pratiques pour soulager les douleurs des yeux.

Ma réaction à ces conseils non sollicités fut la surprise, et un vague sentiment de reconnaissance à l'idée qu'après m'avoir infligé presque deux heures de non-sens, le phénomème cherchait à se faire pardonner en essayant de me soulager.

Si la quasi-totalité de ces conseils tombaient sous le coup du bon sens -- j'aurais pu les écrire moi-même -- il y en avait quand même un qui suscite encore ma curiosité: l'utilisation de gouttes de Vitamine E. J'ignorais tout de cela et ce n'est qu'après coup que Randy m'a confirmé que, dans certains cas, la Vitamine E peut être employée pour combattre les cataractes. Je n'aurais pas pu inventer quelque chose que je ne savais pas, donc ma question sur l'origine de  ces conseils demeure d'actualité.

Lundi

Durant la nuit de lundi, je décidai de me livrer à une expérience pratique. La télevision proposait des épreuves de natation. Le commentaire était potentiellement intéressant, mais le visuel -- vu d'en haut ou de sous l'eau -- lassant. Je choisis donc d'écouter le programme, mais en fermant les yeux afin de "voir" quelque chose de plus intéressant. Et, en effet, j'eus droit à des scènes de rue urbaines vaguement "Tim Burtonienne" (un peu dans le style de son filnm Batman de 1989). Rien de particulièrement notable à signaler, sinon qu'assez bizarrement, la visite de ce paysage urbain un peu déjanté fonctionnait plutôt bien en accompagnement de la narration légèrement hystérique des JO.

Mardi

Dernière vision dans la matinée: un film clip assez court -- quelques minutes -- d'une voiture parcourant de nuit des rues quasi-désertes. Au vu de la voiture, cela semblait être un film des années 40, ou fin des années 30, et au vu des rues, se dérouler au Mexique ou en Amérique du Sud. Sans intérêt.

Je vois encore durant la journée quelques morceaux d'écriture style "pattes de mouche" défiler sur les murs blancs de ma chambre avant de disparaître, et puis c'est tout. Rien cette nuit-là. Quand je fermais les yeux, c'était à nouveau le noir.

Les Réactions

Chaque jour, je partageai les évènements ci-dessus avec un cercle d'amis, qui, unanimement, jugèrent la chose étonnante, surprenante, intrigante, etc. (Je profite de cette occasion pour les remercier tous de leur précieux support moral durant cette épreuve.) Le commentaire le plus amusant fut: "Et surtout, ne pas en parler au neurologue !"

La conversation qui a tout changé pour moi fut celle que j'eus la veille de quitter l'hôpital avec un ami artiste de très longue date, S***, qui non seulement ne fut pas étonné par mon récit, mais me déclara avoir en quelque sorte maîtrisé et contrôlé ce même phénomène de clairvoyance à des fins artistiques, et ce après des expériences avec des champignons hallucinogènes. Vu que ce ne sont pas mes expériences, je ne partagerai pas ici ce que m'a dit S***, sinon pour constater que je me retrouvai, figurativement parlant, comme quelqu'un qui vient juste d'apprendre à jouer d'un instrument de musique, et qui écoute les conseils d'un vituose ayant pratiqué le même instrument pendant des années.

Cela règle pour moi la question de la véracité objective du phénomène: il existe, et dans certaines circonstances, certaines personnes sont capables de s'en servir, tout comme de n'importe quel talent ou don humain.

Conclusions

Je me suis efforcé de rapporter fidèlement, sans enjoliver quoi que ce soit, et le plus exactement possible, ce que j'ai vécu durant ces 4 jours.

Il ne fait aucun doute dans mon esprit que les causes de ce phénomène sont directement liées au coma et au traitement par Privigen, un remède puissant (et remarquablement efficace, du moins dans mon cas), mais au-delà de cela, qui semble logique, je ne peux que spéculer. Comme Charly, le héros du roman de Daniel Keyes, Des Fleurs pour Algernon (adapté au cinéma en 1968), je pense que j'ai vécu un moment "algernonien" avant de retomber dans mon état normal. Personnellement, ce n'est pas une expérience que je souhaite renouveler.

Si vous souhaitez m'écrire à ce sujet, vous pouvez le faire ici.